Anouk
18.7.2000 - 19.7.2000
Vous vous êtes déjà posé la question de ce qui
fait la valeur d’une vie ?
Est-ce le nombre d’années qu’elle dure ?
Est-ce que ce sont les choses qui ont été accomplies pendant
cette vie ?
Comment est-ce qu’on définit une vie qui en vaut la peine ?
Un jour, on m’a demandé d’en décider.
Alors que j’étais au milieu de grossesse avec mon 4e
enfant, le gynécologue m’envoie à l’hôpital
pour une échographie approfondie. Là-bas, le
spécialiste Dr. V., m’annonce que mon bébé
à naître a une grave malformation. Une anencéphalie.
Le nom est presque aussi barbare que ce qu’il signifie :
le haut du cuir chevelu et du crâne sont absents et par
conséquent, le cerveau ne peut pas se former comme il faut.
L’espérance de vie d’un enfant atteint
d’anencéphalie est de quelques heures à quelques
jours après la naissance.
Le Dr. V. est très sûr de son diagnostic, il n’y a aucune chance
de guérison.
"Et maintenant ?"
Si je le désire, on peut interrompre la grossesse. « Non, il n’en est pas
question.» Même si je n’arrive pas encore à
comprendre la portée de ses paroles, il n’y a aucun
doute en moi : cet enfant, je l’aime et je ne veux pas écourter
sa vie ne serait-ce d’un jour.
Sur cette réponse si claire, le docteur me dit: "C’est vous seule qui
décidez."
Le reste de la grossesse et l’accouchement devraient se passer tout à
fait normalement. Le seul risque est une trop grande production de
liquide amniotique, mais on peut facilement la contrôler et y
remédier.
Si j’ai d’autres questions ? Je ne sais pas ce qui se passe autour de
moi, si je vis réellement cette situation ou si ce n’est
qu’un cauchemar. Comment formuler une question dans cet état
? Il m’offre de pouvoir lui téléphoner à
tout moment et, si je le désire, suivre le reste des contrôles
dans son cabinet.
C’est seulement une fois à la maison, dans les bras de mon mari, que
je peux pleurer toutes les larmes de mes yeux. Pour lui aussi, il n’y
a aucun doute : il faut aller jusqu’au bout de cette grossesse.
Notre aînée voit tout de suite que quelque chose ne va pas bien. Ainsi j’essaie
d’expliquer aux enfants que ce bébé mourra tout
de suite après sa naissance. « On n’a qu’à
prier, Jésus va le guérir ! » Oui, c’est ce
que nous leur disons toujours. Mais là je ne pense pas que
Dieu veuille le faire.
Mon oncle qui est médecin m’encourage à donner à ce bébé
les mêmes droits qu’à un autre. Il faut que
j’essaie de vivre le plus normalement possible. Ces paroles me
secouent, car une de mes premières pensées, après
le diagnostic, était de savoir comment j’allais vivre
encore quatre mois et demi avec, en moi, un être voué à
la mort.
La nuit qui suit est la pire de ma vie. Je n’arrive pas à fermer l’œil,
mes pensées tournent en rond. Brisée, je me lève
le lendemain matin pour m’occuper de mes enfants.
Notre pasteur et sa femme nous rendent visite. Ensemble nous prions pour que Dieu nous
guide et nous console.
Ma sage-femme aussi m’encourage de continuer à vivre normalement et de
donner à ce bébé tout ce que je donnerais à
un enfant en bonne santé. Il a les mêmes droits à
l’amour et aux bons soins qu’un autre. Nous devons aussi
profiter du temps qui nous reste pour préparer l’accouchement,
afin que tout se passe comme nous le voulons.
Elle me donne également l’adresse d’un site Internet sur
l’anencéphalie. C’est là que je vois pour
la première fois des photos de bébés atteint
d’anencéphalie. Les témoignages d’autres
parents concernés m’aident beaucoup dans les jours qui
suivent. Je ne suis pas seule, d’autres ont vécu la même
chose. Ce n’est pas complètement insensé de
vouloir aller jusqu’au bout de la grossesse. Si le monde ne
peut comprendre notre décision, Dieu le peut. Il me le montre
tous les jours par des versets bibliques qui me touchent
profondément, me donnent du courage, m’aident
concrètement. Ainsi, un matin, je lis les versets suivants :
"En effet, ce qui est mortel doit se revêtir de ce qui est immortel ; ce qui meurt doit se revêtir de ce qui ne peut pas mourir. Lorsque ce qui est mortel se sera revêtu de ce qui ne peut pas mourir, alors se réalisera cette parole de l' Ecriture : La mort est détruite, la victoire est complète ! O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton pouvoir de blesser ? Mais loué soit Dieu qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ!"
1 Corinthiens 15.53-57.
C’est dans ces versets que se trouvent mon espoir et ma force ! Parce que je
crois en ces paroles, je pourrai vivre les mois à venir
confiante ! Ce n’est pas l’espoir d’un miracle qui
me permet de tout supporter, mais l’assurance de la
résurrection et de la vie éternelle de ce bébé
! Que vont peser 80 ans (si tout va bien) contre toute l’éternité ?
Pour que nous puissions donner un nom à notre enfant déjà
maintenant, vivre le temps qui est devant nous le plus consciemment
possible, nous désirons quand même savoir si c’est
un garçon ou une fille. Au prochain contrôle, le
gynécologue m’apprend que nous attendons une petite
fille. Elle s’appellera Anouk. A part ça, la
consultation se déroule assez mal. Le médecin ne
m’écoute pas du tout. Il ne veut que me donner son avis
à lui et ne veut pas admettre que nous nous sommes déjà
décidés depuis longtemps pour Anouk. Pour lui, des gens
normaux ne peuvent pas penser ainsi ! Je ne retournerai pas chez lui.
Je n’ai aucune complication durant toute la grossesse, tout se passe
normalement. Maintenant, j’essaie de jouir de chaque moment des
semaines qui nous restent. De me réjouir de chaque mouvement
d’Anouk, et elle bouge beaucoup. Chacun de ses petits signes
est quelque chose de précieux. Je réalise combien je
tiens à chaque jour de sa vie, lorsque je ne la sens pas
bouger pendant toute une journée. « Et si elle était
morte ? » Quel soulagement lors du prochain coup de pied!
A la recherche d’autres parents concernés, j’ai frappé à
toutes les portes imaginables, mais sans résultat.
L’anencéphalie est assez rare (heureusement) et presque
toutes les femmes avortent après le diagnostic. Mon dernier
espoir est une annonce que j’ai mise dans un journal pour
familles. Ma patience (deux mois et demi avant la parution de
l’annonce) est récompensée : trois familles me
téléphonent. Cela fait tellement de bien de pouvoir
parler avec des gens qui ont vécu la même situation.
Leurs récits m’encouragent, leurs expériences me
donnent de nouvelles impulsions.
Le Dr. V. organise une rencontre avec un néonatologue de l’hôpital.
Nous pouvons lui expliquer comment nous imaginons la courte vie de
notre fille. Nous émettons quelques désirs et il est
d’accord de déroger aux habitudes pour nous. Cette
discussion me remue, car je réalise tout à coup qu’il
n’y a plus que quelques semaines jusqu'à la naissance
d’Anouk. Après, tout deviendra réalité.
Des choses toutes pratiques me font peur : comment se passera l’accouchement ?
Comment réagirons-nous face à la plaie de la tête ?
Anouk pourra-t-elle boire ?
La naissance d’un bébé anencéphale ne se déclenche souvent
pas toute seule. A cause de l’absence de parties du cerveau,
les hormones responsables ne peuvent être produites. Dr. V. me
propose de provoquer l’accouchement par médicaments au
moment voulu.
Les derniers jours avant le terme sont assez difficiles. Chaque heure semble durer
une éternité, j’ai de la peine à penser à
autre chose qu’à l’accouchement. Cela m’occupe
tellement que je voudrais être toute seule sur une île.
Les gens autour de moi m’énervent. Ils sont très
gentils, me demandent comment je vais, me témoignent leur
sympathie. Mais moi, j’aimerais être pour moi toute
seule. Mon humeur change d’une minute à l’autre,
de la joie immense au creux le plus profond.
Physiquement je vais bien. Il n’y a pas ce tiraillement habituel avant
l’accouchement. Il y a la paix. Mais spirituellement c’est
la tempête. Je me fais du souci, j’ai peur de ce qui
m’attend. Un accouchement normal n’est déjà
pas une partie de plaisir, ici se rajoute toute l’insécurité
de « l’après ». Mais Dieu est là ! Il
ne nous fait pas toujours passer à côté de
l’épreuve, mais il nous aide à la traverser.
" Ne vous inquiétez de rien ; mais, en toutes choses, par la prière et la supplication, avec des actions de grâces, faites connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos coeurs et vos pensées en Christ-Jésus. "
Philippiens 4.6-7.
Le jour avant le terme, j’appelle Dr. V. pour demander la provocation de l’accouchement pour le lendemain. Jusqu’au dernier moment, j’ai espéré que le travail se mette en route tout seul, mais maintenant je ne peux plus attendre. C’est trop dur.
Anouk naît le 18.07.2000 à 17 heures 21 après un accouchement
normal, très court et sans aucune complication. La sage-femme
lui met juste un petit bonnet et je peux enfin la tenir dans mes
bras.
Elle vit !
Va-t-elle se mettre à respirer ? Le monde autour de moi s’arrête, la seule
chose qui compte est ma fille. Chaque seconde avec elle est
infiniment précieuse, et nous sommes si reconnaissants. Alors
que je sais pertinemment qu’elle va bientôt mourir, je ne
peux que jubiler. La joie remplit la pièce autour de nous. La
joie et la paix.
Tout doucement Anouk se met à respirer, d’une manière très
espacée au début et toujours plus régulière
après.
Maintenant je la regarde de plus près. Elle me semble minuscule, surtout la
tête. Le bonnet, que j’ai pris soin de tricoter très
petit, est quand même trop grand. Je ne veux pas encore
regarder dessous. J’essaie de m’imprégner du reste
de son corps. Je vois ma fille, un bébé avec une
malformation terrible, mais tout d’abord ma fille.
Elle ressemble aux trois autres à la naissance. On aurait pu les confondre et
Anouk ne fait pas exception. Et voilà qu’ils arrivent
faire la connaissance de leur petite sœur. Intimidés par
la salle d’accouchement avec tous ses appareils, désécurisés
parce que maman est couchée dans ce lit blanc et ne peut se
lever pour les accueillir. Ils regardent Anouk pleins de curiosité,
posent un tas de questions. Personne ne veut la porter. Avec sa peau
violette, elle a l’air bien étrange. Nous faisons
beaucoup de photos pour pouvoir nous souvenir plus tard.
Après que nos parents aient passé, je suis seule avec Anouk. Je pense
qu’elle est sourde et même si elle ouvre tout grands ses
yeux bleus, elle est aveugle. Depuis la naissance elle n’a plus
jamais bougé. Mais elle est capable de réagir à
l’amour que nous lui témoignons. On voit clairement des
réactions. Car l’amour est donné et reçu
avec le cœur. Nul besoin d’avoir un cerveau pour cela.
Maintenant je suis prête à jeter un coup d’œil sous le
bonnet taché de sang. La plaie n’est pas belle du tout,
mais elle fait partie d’Anouk et ne me choque pas.
C’est tellement paisible dans la chambre d’hôpital. Je suis si
contente qu’Anouk vive. Mais je dois m’avouer que je
serai soulagée quand elle mourra. Son corps n’est pas
fait pour vivre, il n’y a aucun doute.
Vers deux heures du matin, elle pleure un petit peu, sa respiration devient difficile.
J’appelle le néonatologue qui lui dégage les
voies respiratoires. Elle se calme, mais respire quand même
avec plus de peine qu’avant. Et toujours plus lentement. Peu
avant 6 heures 30, Christophe et moi prions pour elle, la remettons
entre les mains de son Père céleste. Elle respire
encore une fois, puis dans une paix incroyable, elle s’en va.
Je n’ai pas besoin de médecin pour savoir qu’il n’y a plus de
vie. Je ne tiens dans mes bras plus qu’une enveloppe vide.
Je pleure, pleure...
Avant de laver et d’habiller Anouk, nous faisons des empreintes de ses mains et
de ses pieds. Il est important pour moi d’avoir le plus de
souvenirs possible. Plus tard, je pourrai toujours les jeter, mais
jamais en rattraper.
Ensuite, plus rien ne nous retient à l’hôpital. Nos grands ont
besoin de nous à la maison, pour Anouk nous ne pouvons plus
rien faire. Elle reposera à la morgue de l’hôpital
en attendant l’enterrement une semaine plus tard.
Je quitte l’hôpital en pleurant, je pleure dans la voiture, et
lorsque notre fille nous demande à la maison où est
Anouk, c’est reparti. Je passe le reste de la journée au
lit avec une boîte de mouchoirs. Mais il n’y a pas
d’amertume. Je ne regrette pas une seconde des derniers mois.
Je me réjouis malgré toute ma tristesse d’avoir
pu porter Anouk pendant 9 mois dans mon ventre, d’avoir pu
l’aimer, tisser des liens avec elle pendant ces mois et
finalement d’avoir pu la porter dans mes bras et la connaître.
Ça me fâche lorsqu’on déclare les bébés
comme elle « incompatibles avec la vie ». Les
mois entre le diagnostic et la mort ont été remplies de
vie pour nous, pour elle !
Des moments tristes, mais aussi de la joie immense. La vie quoi !
Si après le diagnostic nous avions décidé
d’avorter, nous aurions manqué tout ça.
Anouk en valait la peine.
Monika Jaquier E-mail
Les sage-femmes qui m'ont accompagné durant la grossesse et l'accouchement ont écrit des articles sur cela.
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Dernière mise à jour de cette page: 31.01.2023