Myriam
6 novembre 1980
C'est ma 3e grossesse. J'ai espoir d'avoir une fille après mes deux
beaux garçons (Steve 4 ans et Alex 2 ans). Cependant mon mari voudrait
que je me fasse avorter. Question d'argent, dit-il. ça coûte cher un
enfant. Pour moi, pas question d'avortement, je suis contre. Ma mère
réplique que c'est trop tôt. Pourtant mes deux premiers ont aussi deux
ans d'écart. J'aurai 26 ans à l'accouchement. La fille de mon mari (née
d'un précédent mariage) me dit "Ah non! J'vais encore être prise pour
garder." Je la comprends, c'est une ado de 13 ans et elle s'est beaucoup
occupée de ses petits frères.
Il n'y a que mon fils de 4 ans qui est content de la nouvelle. "Moi, maman,
je vais m'en occuper du bébé, je vais le faire manger, lui donner sa bouteille."
à partir de cet instant, c'est "son" bébé. ça me réconforte un peu.
Ma grossesse est différente des deux autres. Ce bébé-là donne des coups
à n'en plus finir. On dirait qu'il veut me dire "La mère, tu ne m'oublieras
pas!" En effet, il me semble en ressentir les coups encore aujourd'hui,
après 26 ans. Vers la fin de ma grossesse, mon médecin me fait passer une
radiographie pour déterminer si j'en suis à mon 8e ou 9e mois. Je n'étais
pas certaine de mes dates. Et voilà qu'en un mois, je grossis beaucoup.
De là, le besoin de cette radiographie. Je crois qu'il n'y avait pas encore
d'échographie en 1980. En tout cas, je n'en ai jamais passé.
4 novembre 1980 : bureau du médecin pour avoir les résultats de la
radiographie. Le médecin ne les ayant pas reçus, il appelle l'hôpital
où elles ont été prises. Il ne dit que des "oui" et "non" et soudain
devient blême comme un drap. Il raccroche et on sent un grand malaise.
Il nous apprend que notre bébé a une malformation et que probablement
il ne vivra pas. Il ajoute "J'aime mieux vous dire qu'il ne vivra pas,
que de vous laisser l'espoir qu'il vivra deux semaines ou deux mois.
Je ne le sais pas."
à partir de ce moment, tout devient noir. Je pleure. Je ne me rappelle
pas de la réaction de mon mari. Je suis dans un monde à part. Je me dis
"Même s'il est légume, je veux l'avoir." Quelques secondes plus tard
c'est "Non, c'est mieux qu'il ne vive pas." Et je balance comme ça un bon moment.
Puis le médecin nous dit "J'ai une question très difficile à vous poser.
"Voulez-vous essayer d'avoir un autre bébé ?" Il pose cette terrible
question parce que c'est ma 3e césarienne. Si ma décision est de ne
pas avoir d'autres enfants, le chirurgien va me faire la ligature des
trompes en même temps que ma césarienne. Sans demander l'avis de mon mari,
je réponds très vite "Non, je ne veux pas avoir d'autre enfant. J'aurais
trop peur qu'il soit handicapé comme celui-là."
On doit décider du moment de l'accouchement, étant donné que ça va être
une césarienne. On est le 4 novembre, le 7 c'est l'anniversaire de mon
père. Je ne veux pas donner à mon père un petit-enfant mort le jour de
sa fête. Je demande au médecin si je peux avoir mon bébé le 6. C'est d'accord.
On quitte le bureau du médecin très vite pour aller remplir mon
inscription à l'hôpital. Dans la salle d'attente, je ne vois rien,
je pleure, je pleure et je pleure. Plusieurs personnes doivent se
demander ce que j'ai. Quand vient le temps de quitter l'hôpital, je dis
à mon mari que je n'ai pas la force de retourner à la maison, faire
face aux enfants. Leur apprendre que leur petit frère ou petite soeur
ne vivra pas. On retourne au bureau d'inscription et on demande si
je peux avoir une chambre tout de suite. C'est accordé.
Comble de malheur, dans la chambre où on m'installe, y a une jeune
femme qui est là pour se faire avorter. Je ne la comprends pas. On
fait connaissance et elle me raconte son histoire. Travaillant comme
danseuse nue dans un bar, elle a déjà une petite fille de deux ans
et ne peut pas s'occuper d'un autre bébé. J'aurais envie de lui dire
"Rends-le à terme ton bébé et donne-le-moi." Mais je n'ose pas. Ce
petit bébé qui va aussi mourir, c'est comme si c'était le mien qui
mourrait une 2e fois.
Je n'ai aucun souvenir du 5 novembre. Sans doute m'a-t-on donné
des calmants pour m'abrutir.
J'ai demandé à voir l'aumônier de l'hôpital, je voulais que mon bébé
soit baptisé. C'est moi qui choisis les prénoms : Maxime pour un petit
garçon et Myriam pour une petite fille. On m'a dit plus tard que Myriam
signifiait Marie.
6 novembre 1980: je ne sais même plus si j'ai eu mon bébé le matin
ou l'après-midi. Seul souvenir: mon mari qui me dit "C'est une belle
petite fille."
Et ma vie est encore un grand trou noir ... et le restera pour les 12
années suivantes.
Les médecins n'ont pas voulu que je vois ma fille. Mon mari dit l'avoir
vue et qu'elle ressemblait à notre 2e fils Alex.
Les funérailles se sont passées sans moi aussi, j'étais encore à l'hôpital
à cause des douleurs de la césarienne. On m'a dit que mon père a porté le
petit cercueil blanc dans ses bras et qu'il a beaucoup, beaucoup pleuré.
Et puis la vie a continué ... Pas question d'en parler avec mon mari,
c'était tabou. Quand il me surprenait à pleurer, il me disait "Arrête de
pleurer, tu ne la ramèneras pas!" J'avais acheté une poupée "bébé" que
je berçais sans cesse. Moi, ça me faisait du bien mais pour mon mari
c'était le drame. Mon médecin, quand il l'a su, m'a dit de la jeter à
la poubelle. Je ne l'ai pas écouté. Par contre, j'ai donné la poupée
à la fille d'une amie en lui faisant promettre de bien s'en occuper.
Mon fils Steve, celui qui voulait s'occuper de "son" bébé, a fait un
dessin très spécial. D'un côté, notre maison; de l'autre l'hôpital; et
au-dessus de l'hôpital, un petit bébé sur un nuage. Pour lui, Myriam
était sur un nuage au-dessus de l'hôpital. Malheureusement, j'ai égaré
ce dessin. Mais je m'en souviens très bien. Steve, lui, ne s'en rappelle pas.
Par contre, le jour des 18 ans de Myriam, il m'a demandé d'aller au
cimetière avec lui. C'était très important.
Mais je me souviens aussi du malaise que je provoquais partout quand on
me disait "Tiens, t'as eu ton bébé ? Et puis ... c'est une fille ou
un garçon ?" Et là je leur répondais "C'est une fille mais on ne l'a
pas ramenée, elle avait une malformation et elle est décédée." Là,
tout s'arrêtait. Plus personne ne parlait. Même pas pour offrir leurs
condoléances ou sympathies.
Un autre grand malaise et surtout incompréhension: Presque en même temps
que moi, ma soeur était enceinte et elle m'avait demandé d'être la marraine
de son bébé. Le 9 avril 1981, naissait une belle petite poupoune. Quand mon
beau-frère m'a annoncé la nouvelle, j'étais toute contente et, sans faire
exprès, je lui ai dit : "J'espère que je ne la prendrai pas pour la mienne."
Le jour où je suis allée les voir à l'hôpital, ma soeur m'apprend que c'est
sa belle-soeur qui sera la marraine de Véronique. Le ciel me serait tombé
sur la tête que ça ne m'aurait pas fait plus mal. Tout le long du trajet
de retour chez moi, avec mes parents, j'ai pleuré sans retenue. J'ai su plus
tard que ma soeur et son mari avaient changé d'idée pour les parrain et
marraine parce qu'ils ne voulaient pas me faire de peine.
Toutes ces années, j'ai trouvé très difficile de ne pas partager ce que
je vivais. Je ne connaissais aucune maman ayant perdu un enfant. J'ai
consulté en psychiatrie mais ça n'a donné aucun résultat. Je me renfermais
sur moi-même. J'ai dit plus tôt que j'avais été dans un trou noir pendant
12 ans. Voici pourquoi. Chaque année (et même plusieurs fois par année),
je faisais le tour du cimetière, pour aller me recueillir sur la tombe de
ma fille. Je ne la trouvais pas. Je faisais tous les rangs du cimetière,
j'appelais ça ma visite de paroisse. Mais rien ... pas de trace de Myriam.
Et l'idée ne me venait pas de demander aux responsables du cimetière. Jusqu'à
un jour de 1992 (bizarre c'est l'année du décès de mon père), là j'ai osé
appeler pour savoir où était enterrée ma fille. On m'indique l'endroit,
tout au fond du cimetière, près d'une clôture. Le coin des enfants, qu'ils
l'appelaient. Et là ... quand j'ai vu cette petite plaque avec le nom
"Bébé Miriam Graham" ... je me suis effondrée. J'ai pleuré toutes les larmes
de mon corps mais ENFIN je savais où elle était. Les années précédentes,
je doutais même de l'avoir eue.
Et au cimetière, je n'y suis jamais allée avec mon mari (du moins, je n'en
ai pas de souvenir). Je ne lui ai même jamais demandé s'il y était allé
après les funérailles. Tabou. Vous pensez bien que je n'ai aucune photo
de Myriam. Même pas de son petit cercueil.
Tout le monde me trouve forte d'avoir surmonté l'épreuve d'avoir perdu
un enfant. Un jour quelqu'un m'a dit que Dieu ne permettait pas d'épreuves
au-dessus de nos forces et j'y crois. C'est certain qu'au début, j'aurais
voulu mourir pour rejoindre ma fille. Mais un jour, j'ai voulu trouver
dans la perte de Myriam une réponse. J'ai tout de suite pensé à la fille
de mon mari qui avait 13 ans et avec qui je m'entendais plus ou moins bien
à cette époque. C'était sa période rebelle. Je n'étais pas sa mère. Je me
suis dit : Si le Bon Dieu est venu chercher ma petite Myriam, c'est pour
que je retrouve une meilleure relation avec Nancy. Et ça aussi, j'y crois,
car au fil des ans, notre relation s'est beaucoup améliorée. Même qu'un
jour, elle devait avoir 16 ou 17 ans, elle m'a présentée à une de ses amies
comme étant sa maman. J'en ai eu le souffle coupé. ça m'a beaucoup touchée.
Encore aujourd'hui, maintenant que je ne vis plus avec son père, elle
m'appelle toujours Mamie, tout comme ses filles, que j'appelle mes
petites-filles-de-coeur (n'étant pas officiellement leur grand-mère).
Depuis toujours, j'ai comme philosophie : Il n'arrive rien pour rien.
Cette épreuve, je la trouve difficile encore aujourd'hui mais le bonheur
que j'ai avec Nancy, Stéphanie et Marie-Pier, je le dois à ma petite
Myriam. C'est mon Ange qui met tout cet amour entre nous.
Ah oui! ma soeur m'a demandé d'être la marraine de son 2e enfant:
Yohan que j'adore, vient d'avoir 23 ans.
Voilà ... c'est l'histoire de ma p'tite poupée d'amour, Myriam.
Je crois en avoir dit l'essentiel, étant donné mes trous de mémoire.
Merci ! Merci ! d'être là pour me lire et surtout comprendre !
Enfin je ne me sens plus seule.
Jocelyne Lacroix
Joliette (Québec)
Dernière mise à jour de cette page: 15.02.2019